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Textes écrits pour l'exposition 
« Matières à voir »

Présentation

16 oct - 20 nov 2021

Devant le spectacle du monde il convient toujours de s’interroger sur ce qui se présente là, devant nous. C’est ce que beaucoup d’artistes font en s’intéressant avant tout aux objets qui le constituent. Mais le visible qui leur apparaît semble souvent ne délivrer à leur regard que des formes, lesquelles masquent le plus souvent l’intériorité propre à chaque objet.

Qu’est-ce que représentent, au final, une porte, un parpaing, une pierre précieuse ? Comment les regarder sans passer par ce qui relève d’une norme donnant matière à voir ce qui doit être ?

Un des premiers obstacles rencontrés est celui de l’uniformité, voire encore de la conventionalité de chaque objet, relevant d’un voile convenu qui vient les habiller pour mieux échapper à la diversité éparse que représente par exemple un grain de sable vu comme un objet unique.

 

A la croisée de cette quête se trouvent les artistes présentés ici. Autant de tentatives de dépasser la portée symbolique de ce qui est donné dans le monde que nous habitons. La matière peut dès lors retrouver son statut de matière première et permettre aux artistes de s’approprier un peu de son mystère.

L'appartement parisien comme lieu d'exposition permet de montrer des œuvres dans une proximité que seul l'espace familier de l'habitation peut produire. Les meubles, les objets du quotidien, les traces d'une vie domestique participent à une ambiance dans laquelle sont immergées les œuvres présentées autour d'une thématique qui interroge leur matérialité, mais également leur place dans nos espaces de vie.

Artiste | Raphaël Maman

Sans nous en rendre compte nous habitons l’environnement que nous ne cessons de créer par nos routines, car ce sont les actes en mouvement qui constituent ou modifient des états des choses et des corps. Il en ressort des usages qui nous apparaissent souvent après coup, comme les simples conséquences de notre vie à l’ouvrage. Qu’il s’agisse de la proximité des corps organiques avec les matières physiques, de la raideur minérale avec la malléabilité du vivant, notre seul rapport au monde façonne les règles qui en résultent. Voyons alors les espaces normatifs comme des limites concrètes que nous envisageons pour mieux gérer nos contraintes. Peut-être est-ce avec les architectes que nous pouvons en trouver, dans notre quotidien, les achèvements les plus poussés. 

Ce n’est donc pas un hasard si Raphaël Maman a choisi comme terrain de jeu l’espace architectural. Ses œuvres s’inscrivent dans un cheminement qui cherche à réévaluer les normes auxquelles nous nous sommes insensiblement habituées, plongés dans un sommeil dogmatique, des normes intimement liées à notre vécu, créant l’illusion que tout était déjà là.

Apparaît ainsi en sous-main un véritable travail de déconstruction qui vient comme une solution libératrice pour notre regard, ce dernier ne voyant plus les choses que par le prisme d’une fausse familiarité. Car s’il est nécessaire de mettre à jour cette illusion qui enferme et fige notre réalité dans un tableau immuable, c’est qu’il n’y a pas d’évolution sans déconstruction.

En reprenant à son compte ce qu’un architecte tel qu’Ernst Neufert avait pu formaliser, cet ensemble de normes destinées à fixer le cadre de nos espaces de vie, Raphaël Maman s’emploie à nous aiguiser le regard pour faire tomber un à un les masques de l’habitude prompts à obscurcir notre rapport au monde. Pour cela rien de plus efficace que de bousculer les règles, d’en jouer, comme le ferait un démiurge voulant semer le trouble dans la normalité.

Artiste | Alexandre Zhu

Depuis toujours l’homme est engagé dans un rapport complexe avec environnement naturel qui peut le nourrir et le malmener tout autant. Aussi s’est-il ingénié à multiplier sa propre force, à dépasser ses propres limites, pour parvenir à une sorte de statu quo avec les éléments qui le dominent. Cependant, la constante progression de sa maîtrise technique lui a fait peu à peu négliger cet équilibre.

 

Alexandre Zhu nous invite à considérer sous un autre angle l’affrontement qui se joue entre une nature puissante, insondable et des matières transformées par l’activité humaine. Il ne s’agit plus de coïncider avec le flux du monde, mais d’en dégager les forces afin de soumettre notre perception aux noyaux qui leur résistent, grâce à l’observation méticuleuse d’un environnement en perpétuelle transformation. Car les forces agissent, quel que soit l’endroit où porte notre regard, depuis les profondeurs telluriques jusqu’aux sphères célestes.

Dans sa série de dessins intitulée « Léviathan » Alexandre Zhu s’est appliqué à dessiner au fusain des machines qu’il représente éparpillées, isolées fragments pour les rendre presque insignifiantes, alors qu’elles sont au service de cette puissance surhumaine qui œuvre à transformer le monde, à le contenir dans les limites que veut lui imposer la civilisation, au risque même de son effondrement.

Si les brise-lames, représentés par des vues schématiques dans la série « Armour Units », rappelaient les moyens dérisoires utilisés pour s’opposer à la force de l’océan, une autre série intitulée « Hadal », faisant référence au dieu des enfers, évoquait ce rapport antagonique avec une nature qui, même si elle est de moins en moins considérée à sa juste valeur par l’homme, continue néanmoins à l’inquiéter. Dans la même logique la série des panneaux publicitaires inutilisés pendant les crises économiques donnait un avant-goût d’une activité humaine mise définitivement à l’arrêt, annonçant la lente décomposition des villes qui figurent la fragilité des civilisations.

 

Tout fait signe dans le travail d’Alexandre Zhu. Il ne s’agit pas de dresser le portrait hyperréaliste d’une fin du monde mais, par ajouts successifs de petits éléments isolés de leur contexte, de témoigner d'une confrontation permanente entre des forces adverses. Il nous invite à prendre conscience du fait que tout ce qui œuvre dans le sens d'un progrès favorable à l'homme pourrait se retourner contre ce dernier qui semble avoir surestimé ses forces.

Artiste | Apolline Morel-Lab

Qui n’est pas resté une fois bouche bée devant l’éternel spectacle que peut produire la nature. Des chaines montagneuses dentelées aux miroitements de pierres précieuses, de la palette orageuse d’un ciel à l’éruption fusionnante d’un volcan, la nature semble avoir pour dessein de concevoir un monde esthétique qui nous renvoie souvent à nos propres rêves.

C’est dans cette veine que s’inscrit le travail d’Apolline Morel-Lab. En s’orientant vers le travail du verre, elle n’échappe pas à cette emprise de la matière sur l’imagination créatrice. Que ce soit avec du verre fusionné et coloré dans la masse, thermoformé à des dimensions variables, elle cherche à obtenir des formes par les différentes propriétés physiques des matières en fusion, voulant parfois affronter l’accident pour mieux imiter une nature qui ne table sur aucun calcul, parce que la rose est sans pourquoi et que parfois il n’y a rien à ajouter. Son ambition est celle d’un sculpteur qui voudrait sculpter de l’eau et retenir le souffle du vent dans son élan afin d’obtenir des configurations spontanées. En jouant avec la réflexion et la réfraction pour révéler des dégradés de bleu céleste, en s’inspirant du miroitement de l’eau avec le vent pour obtenir des vaguelettes d’images, il s’agit de contenir ces éléments naturels dans un objet qui paraitra proche et éloigné de cette nature inspiratrice, une œuvre esthétique qui témoignera de ses origines telluriques, pareille au verre qui transcende le sable.

Matière molle, matière fluide, tout est matière à donner des formes, que ce soit pour chercher l’équilibre ou redonner une géométrie qui a manqué à la matière brute malgré ses multiples facéties. Apolline Morel-Lab se réapproprie les oppositions, opacité et transparence, ombre et lumière, équilibre et déséquilibre, légèreté et massivité, le travail présenté n’y échappe pas. Le verre avec ses stries évoque une pierre mi taillée mi brute et semble témoigner de cette complémentarité entre le travail de l’art et celui de la nature.

Artiste | Elie Bouisson

La matière se donne à voir et l’homme lui invente une apparence, c’est de cet échange que provient le travail de l’art. Cette complémentarité dans l’invention est souvent ce qui permet aux artistes de saisir une matérialité fugitive, voire fragile, en n'hésitant pas à jouer avec les faux semblants.

 

Déjà dans une série d’œuvres intitulées « A quatre mains », « Étreinte n°1 »,
« Étreinte n°2 », « Arraché », « Louis XVI », « L’envol », Elie Bouisson avait plus spécifiquement exploré le rapport intime qui peut se trouver entre la matière et un corps vivant, engageant son propre corps dans le processus de création. Il en résulta parfois un arrachement presque douloureux qui laissa une empreinte élémentaire dans une matière possessive. Cet arrachement est devenu l’objet même de l’œuvre.

Dans l’œuvre proposée ici, la matière première ne s’inscrit plus dans sa provenance primitive parce qu’elle ne participe plus à son orientation naturelle ; elle en garde cependant tous les atours. Les feuilles compressées formant une grille sont devenues autre chose, mais tout en maintenant ce qu’elles sont en réalité, un mélange de feuilles d'arbres périssables.

Comment expliquer ce résultat, sinon en acceptant que la matière ne se donne jamais en se niant elle-même. L’homme peut la transformer, il ne peut l’annihiler sans la perdre et se perdre lui-même. La matière resterait donc en perpétuelle confrontation avec l’art, et inversement, ce qui motive en permanence les incertitudes qu'Elie Bouisson exprimenquant à la maîtrise de son action sur la matière.

 

Il en résulte une complémentarité qui se retrouve jusque dans le geste du sculpteur avec la matière qu’il façonne. Qui alors domine l’autre ? Est-ce toute la complexité nerveuse de l’artiste où les propriétés physiques de la matière qu’il a choisi de mettre en forme ? Mais plus généralement qui produit l‘œuvre ? Est-ce l’artiste ou la matière qui lui résiste ? Et surtout, comment témoigner de cette incertitude ? Les œuvres d’Elie Bouisson s’inscrivent dans ce questionnement.

Artiste | Anna L'hospital

Pour les êtres vivants la nature parvient à créer des enveloppes conçues habituellement dans un rapport entre un intérieur fragile et un environnement invasif. Certes, elle a donné des limites contraignantes aux formes enveloppées mais a trouvé par ailleurs des stratégies qui évitent un blocage dans leur évolution.

 

Cette enveloppe manque à beaucoup d'objets créés de toute pièce par l'homme, du fait qu'ils sont conçus dans la masse même de la matière. Ils paraissent ainsi n'avoir plus d'évolution possible, sinon leur destruction ou leur transformation. C'est pour eux qu'Anna L'hospital a choisi de créer une peau qui va symboliquement prendre leur place, montrer les détails de leur matière, leurs particularités physiques qui les rendent unique.
Cela peut évoquer d'emblée la mue d'un animal ou bien encore le résultat d'une écorce arrachée à un arbre.

 

Ici, la première pièce présente la contreforme d'une brique, révélant son empreinte en négatif qu'Anna L'hospital a conçu avec de la cire grattée et un rehaut de pastel noir pour souligner les motifs. L'autre pièce présente l'empreinte en positif de la même brique en vue de face obtenue également avec de la cire grattée. Elle confronte ainsi deux points de vue en principe inconciliables : l'intériorité et l'extériorité.

Ainsi la contreforme d'un objet peut donner l'impression au premier abord de participer à une possible évolution. En présentant une peau en positif et en négatif, cet objet rudimentaire, servant d'ordinaire à la construction, devient ici une énigme de l'évolution. Qu'est devenue la brique, mais aussi l'escalier, la table, le lampadaire, les trophées qui ont servi de supports au travail d'Anna L'hospital ? Ont-ils poursuivi ailleurs leur destinée ?

 

Il s'agit bien d'un travail sur la disparition et la trace, mais aussi sur la régénération. La matière inerte semble habitée par un souffle de vie que seule l'intervention d'Anna L'hospital peut suggérer.

Raphaël Maman
Alexandre Zhu
Apolline Morel-Lab
Eli Bouisson
Anna L'hospital
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